Jean Piaget (1896-1980) et les carences du système scolaire

Psychologue suisse, ses premiers écrits datent de 1935. Il travaillait sur l’évolution (ou plutôt la non-évolution) des méthodes pédagogiques en regard des découvertes de la psychologie, et plus particulièrement la psychologie de l’enfant et ses développements cérébraux. Les gouvernements successifs tiennent-ils ou non compte de ses découvertes fondamentales pour adapter les programmes pédagogiques aux vérités scientifiques nouvellement découvertes ? Pour Jean Piaget, il n’était pas tenu compte de ses résultats, et ce n’est certainement pas les derniers évènements en France, notamment avec la Loi Blanquer, qui vont contredire cela. La négation des découvertes scientifiques par la non-adaptation des habitudes pédagogiques relève, selon Piaget, d’un vrai problème de société, et même au-delà, de civilisation. En effet, ne pas appliquer les découvertes scientifiques aux méthodes pédagogiques imposées au plus grand nombre de la jeunesse française, n’est-ce pas là tout simplement mettre en danger cette jeunesse ? et par là-même, son bon développement et l’avenir de notre société ? Même si des « efforts » ont été faits en matière d’éducation, même si de nouvelles lois s’enchaînent depuis des décennies, on constate une dramatique « disproportion », ainsi que l’écrivait déjà Piaget en 1965, entre les découvertes scientifiques et le renouvellement des méthodes pédagogiques. Une disproportion d’autant plus incompréhensible que les pédagogies alternatives, qui elles s’appliquent justement à appliquer les découvertes scientifiques, ont toutes de grands succès à présenter au monde. 

Pourquoi donc les gouvernements qui se succèdent ne tiennent-ils pas compte des découvertes scientifiques concernant le cerveau de l’enfant ? ne se soucient-ils donc aucunement du bien-être et de l’épanouissement de la jeunesse de France ? Selon Piaget, « l’éducation est à la fois le reflet et l’instrument » de la société, qui est d’une « infinie complexité ». Nous avons franchi une étape dramatique en juillet 2019, avec le passage de la loi Blanquer. Non seulement cette loi n’applique en rien les nouveautés des neurosciences, mais en plus elle opère un énorme retour en arrière, avec des dispositions répressives et dramatiquement ignorantes des besoins de l’enfant. Là où les pédagogies alternatives et d’autres pays reculent l’âge d’obligation d’instruction, la France elle, l’avance de 3 années, méprisant sans honte ce qui a été avancé par les scientifiques, et qui a été prouvé par toutes les expériences menées par les formes de pédagogies innovantes.

Pourquoi l’école reste-t-elle à côté de la plaque ? Jean Piaget dénonce ce qu’il appelle « une carence manifeste de l’enseignement traditionnel », et apporte plusieurs pistes de réponses, qui sont encore terriblement d’actualité, plus de 80 ans après qu’il ait commencé à écrire sur le sujet :

  • Formation du personnel :  un problème crucial en France. C’est LE métier dit « supérieur » qui pourtant justement ne relève pas de l’enseignement supérieur, et ne nécessite pas que les enseignants mettent un pied à l’université. Ainsi que le souligne Piaget, les enseignants ne sont plus des « spécialistes », mais juste des « transmetteurs de savoir ». Ils ne sont absolument pas formés à aider les enfants à développer leur esprit critique, leurs méthodes de raisonnement, leur logique de déduction, leurs méthodes expérimentales. On peut alors s’interroger sur le but de l’école : cherche-t-on à former des penseurs, de nouvelles élites intellectuelles capables de réfléchir ? ou bien, veut-on simplement des oies non pensantes gavées de connaissances ? La pédagogie, « science de l’éducation » selon le dictionnaire, est supposée œuvrer pour l’avenir du pays, pourtant elle n’est plus rédigée par de vrais pédagogues : tout est dicté par l’État, méthodes, comme programmes. Elle n’est plus non plus, depuis longtemps, une science évolutive : aucun chercheur n’est assigné à cette tâche. Le système qui s’est imposé peu à peu avec l’Éducation Nationale a eu raison de la recherche en matière pédagogique. Elle n’est plus encouragée, n’est même pas souhaitée. Il n’y a plus d’élite parmi les enseignants, plus de prestige à accéder à cette profession. Il y a en revanche, beaucoup de personnel au bout du rouleau, en dépression grave, avec des profs qui vont jusqu’au suicide pour les plus désespérés, jusqu’à la démission pour d’autres. Comment alors la pédagogie prônée par l’EN pourrait-elle évoluer dans le bon sens, et avec son temps ? 
  • Inadaptation totale des examens et évaluations, et ignorance de leurs résultats. Selon Piaget, la nature même des examens les rend parfaitement inutiles : on contrôle l’acquisition des connaissances acquises à un instant T, sans se soucier d’une quelconque solution pour que ces connaissances ne disparaissent pas à plus ou moins long terme, et surtout sans se soucier si l’enfant a compris ce qu’on lui demande d’apprendre par cœur et de ressortir parfois mot pour mot. Un autre souci avec les examens et évaluations est qu’ils sont soumis à la subjectivité du correcteur, qui peut considérablement varier selon les individus, leur formation, leur vécu d’enseignant, et leur propre état d’esprit dans ces instants de correction. C’est donc beaucoup trop aléatoire pour avoir une réelle valeur. Et c’est dramatique que le bien-être des enfants soit soumis à cela. Combien souffrent de violence à domicile à cause des notes rendues par les professeurs ? Les examens n’ont donc aucune valeur, ni pédagogique, ni évaluatrice, ni formatrice. Ils ne sont qu’un stress supplémentaire pour les enfants et adolescents qui y sont soumis, un stress qui bien souvent les ronge tellement que la réussite devient leur objectif principal et les empêche d’aller de l’avant en se concentrant sur autre chose.
  • « L’économie de l’éducation » : Piaget dénonce ici tous les coûts matériels engendrés par les exigences incessantes de productivité et de rendement, et qui se font au détriment d’études réelles sur les méthodes utilisées, ainsi que leurs résultats (et donc leur bon fondement et leur raison de continuer à exister).
  • L’ignorance des spécificités de l’enfance et des étapes de son développement 
  1. La spontanéité ;
  2. Les besoins de manipulation d’objets ; 
  3. Les besoins de motricité ; 
  4. Les processus cérébraux de mémorisation qui nécessitent un enseignement actif et dénué de grands discours au moins jusqu’à l’âge de 8-10 ans. La mémorisation est favorisée par une assimilation par l’action, par la participation, plutôt que par les répétitions verbales : par la manipulation du réel plutôt que par l’abstrait ; 
  5. La formation progressive de l’esprit expérimental (qui donc a besoin pour « se nourrir » et se développer de pratiquer des expériences ; 
  6. Le caractère « adulte » des informations transmises aux enfants : décrites par des adultes, avec des mots d’adultes et un raisonnement d’adultes, Piaget les dénonce comme étant de fait incompréhensibles pour le cerveau de l’enfant, qui, jusqu’à 12-14 ans, n’a pas du tout le même mode de fonctionnement dans sa manière de raisonner et expliquer les faits. Piaget parle notamment à cet égard « d’un langage technique comportant un symbolisme très particulier et exigeant un degré plus ou moins haut d’abstraction ». Cette énorme discordance ne permet pas, selon Piaget, « la restructuration ou réinvention » dans le cerveau de l’enfant, étape nécessaire selon lui à une assimilation efficace de l’information. 
  7. Le décalage entre le contenu des enseignements, notamment en mathématiques, et les capacités cérébrales : le cerveau de l’enfant, en plein développement, ne peut pas avoir de raisonnement logico-mathématique efficace avant l’âge de 10 ans. En clair, bien des choses qui sont enseignées avant cet âge ne peuvent être comprises par le cerveau de l’enfant, et donc ne seront pas assimilées correctement, voire pas assimilées du tout. 
  8. La négation des capacités de raisonnement et de déduction de l’enfant : Piaget regrette que les connaissances soient livrées toutes faites à l’enfant, plutôt que de lui permettre de mener lui-même ses expériences et ainsi arriver à ses propres conclusions – ce qui lui permettrait, grâce à son implication, de bien mieux les retenir

 

Piaget, très en avance sur l’esprit de son temps, était partisan d’une éducation active, où l’enfant n’est pas un élève, mais un enfant, en cours de développement. L’adulte doit donc le laisser bouger, manipuler des objets à l’envie, et faire des expériences qui l’intéressent. L’adulte doit totalement s’adapter aux différentes étapes du développement du cerveau de l’enfant – ce qui implique, bien évidemment, de les connaître… L’adulte doit tout mettre en œuvre pour répondre à l’appétit de découverte de l’enfant. Il doit susciter le travail de l’esprit et favoriser le travail de logique et de déduction par l’action. Piaget citait en exemple notamment l’éducation sensorielle de Froebel, le Dr Montessori, et de manière générale toutes les pédagogies prônant un engagement actif de l’enfant. Il dénonçait un assommage de jeunes êtres forcés à l’immobilisme, l’abstraction, l’obéissance muette. Pour lui, l’école française devait être totalement remodelée, afin de se libérer de cette éducation honteuse, et de prendre en compte toutes les considérations que nous avons énumérées plus haut, et ainsi d’avoir des finalités réellement pédagogiques. Piaget commença à publier ses écrits en 1935. Nous sommes aujourd’hui en 2019. D’où une autre question : pourquoi donc les penseurs comme lui, qui dénoncent un système obsolète, irrespectueux, inutile même, ne sont-ils jamais écoutés ? 

 

 

Anne-Catherine Proutière, fondatrice du blog « Pédagogies alternatives en liberté », pour Pass éducation